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Concours Edmond Rostand

Organisé par la Société littéraire et l’association « Les amis du musée Cyrano de Bergerac »

 Vidéo de la remise des prix du concours littéraire Edmond Rostand, enregistrée le 12 décembre 2018 à l’Essaïon Théâtre :

Palmarès

 

Par décision du jury ont été attribués :

En poésie :

Le 1er prix à Jean-Philippe Teytaut pour Valvert voit rouge

Le 2ème prix à Jean-Louis Bailly pour Estuaire

Le 3ème prix à Jacques Drukker pour C’est une tragi-comédie

 

En prose :

Le 1er prix à Éva Timsit, lycéenne, Yana

Le 2ème prix à Paul-Marie Alessandra, pour Une lueur dans la nuit

Le 3ème prix à Hélène Khem, pour Jumeau

1er prix de poésie

Valvert voit rouge

Jean-Philippe Teytaut

Je m’appelle Valvert et je suis bijoutier.

J’en vis bien et ma foi, c’est un joli métier,

Quoique… Je ne fais pas qu’acheter et que vendre,

Ouvrir le magasin, me moucher et attendre

Le client. Non merci ! Bon pour un boutiquier !

De même qu’un coiffeur se rêve en perruquier,

Je désirais créer ; l’art me prit à la lèvre

Et l’ambition au cœur. Valvert devint orfèvre.

Oh, j’ai dû résister : mon père avait souci

Que je fusse un champion du scalpel : non merci !

Ma mère me voyait dans ses rêves, ma chère,

Commissaire priseur ! Faire monter l’enchère,

Non merci ! Concocter bar au sel, chou farci

Tartelette amandine, opéra ? Non merci !

Fréquenter chaque jour les salons où l’on cause,

Histoire évidemment d’en tirer quelque chose,

Non merci ! Non merci ! Non merci ! Mais… monter

Un péridot tilleul sur un or rose-thé,

En un anneau d’argent sertir une améthyste,

Dévêtir le marchand pour habiller l’artiste,

Travailler sans souci d’une légion d’honneur,

Pour l’art, passer trois jours sur un défaut mineur,

Caresser un rubis sans rougir, une agate

Sans toucher, par pudeur, sa pâleur délicate,

Sentir dans un béryl la douceur du zéphyr,

Flairer la bleuité dans l’âme d’un saphir,

Décider d’un grenat au lieu d’une calcite

Snober l’iris pour se lancer à la poursuite

D’un gros caillou qui semblerait un diamant vert,

Mettre quand il vous plaît ses outils de travers,

Pour un oui, pour un non, désirer une femme,

Parce qu’à son giron elle arbore une flamme,

Prier chaque matin mon patron Saint Éloi,

Mes chers amis, tel est mon sens, telle est ma loi.

Eh bien, j’ai dû pourtant, toute passion bue,

Plier les deux genoux en une sente herbue.

Décliner un pont d’or, abdiquer une acmé,

Par fierté de grognard, par orgueil proclamé !

Voici les faits. Un soir, au fond de ma boutique,

Je boutais un crapaud  hors d’un quartz rimatique,

Quand soudain l’appareil de Graham Bell sonna.

Je décrochai. Au loin, une voix marmonna :

« Monsieur Valvert ? On a des choses à vous dire.

̶  Des choses ? Ah, mon Dieu ! » Je voulais me maudire,

Tel un colvert qui mord au piège d’un appeau,

Juste comme il s’applique à bouter un crapaud,

(Hors d’un quartz qui plus est !), mais renonçant à me

Dérober, je repris : Et qui, Chère Madame,

Est le « on » qui souhaite aujourd’hui me parler ?

̶  Monsieur Rostand !  ̶  Edmond Rostand ?  ̶  Lui-même ! Il est

Très désireux de faire appel à vos services.

Ne quittez pas. » Je tremblais telles ces nourrices

Inaugurant un sein. « Allo ! Fit une voix

Distinguée à l’envi, fleurant bon l’autrefois.

Êtes-vous ce Valvert, ami de ce de Guiche

Qui maltraita mon Cyrano ?  ̶  Euh…  ̶  Je m’en fiche,

Figurez-vous ! Je viens à un autre propos.

On m’a dit vos talents. Au fond d’un entrepôt

J’ai trouvé un caillou bleuté, d’une eau profonde

Que j’aimerais vous voir monter pour Rosemonde.

Eugène, un mien cousin et mon filleul, Patou,

Gemmologues, seront de bien précieux atouts

Si la tâche vous donne un peu trop d’inquiétude.

J’appelle d’Arnaga : une vraie altitude !

Montez quand vous voulez, car… vous êtes d’accord ?! »

Sur quoi je répondis  ̶  et je m’en veux encor :

« Monsieur vous me flattez, mais la notion d’équipe

M’angoisse, me fait peur ; Je suis un brave type

Et les deux chaperons dont vous me gratifiez

M’affaiblissent, Monsieur. Je serai fortifié

Si de l’œuvre à moi-même échoit tout le mérite.

Ce sera mieux s’il n’est personne en ma guérite,

Dès lors que je n’ai pas l’Eugène ou le filleul :

Ne pas monter bien haut, peut-être mais tout seul ! »

*****

2ème prix de poésie

Estuaire

Jean-Louis Bailly

Le doux enfant rêveur referma le gros livre :

Roman, quand il vous prend, qui vous tient, vous enivre.

Un homme s’y confronte, seul, à des géants :

Le monstre Moby Dick, les monstres Océans.

Le garçon, dans son cœur, se fit une promesse

Qui guiderait sa vie désormais, sans faiblesse :

« Quoi que puisse plus tard m’opposer le destin,

J’irai sur l’Océan, et je serai marin ! »

Dans ce désir d’enfant que rien ne sait détruire,

Il s’endormit heureux, aux lèvres un sourire…

Sur le banc de l’école il avait un ami

Comme lui volontaire, et rêvant comme lui

Du tumulte des flots, de vaisseaux, d’aventure

Et de vents furieux hurlant dans la mâture.

C’était pour cet ami un rêve familial,

Entretenu chez lui par un père amiral ;

Notre petit garçon, lui, n’avait pour ancêtre

Ni marin, ni pacha, pas même un quartier-maître ;

Mais chez les deux amis le même engagement

Conserva sans faiblir la force du serment.

L’un suivit un destin tracé dès la naissance :

Navale l’accueillit après l’adolescence,

Au sortir de l’École il serait officier,

Commanderait croiseur, frégate, destroyer…

Il fit plus d’un jaloux sur ce chemin de rose :

Son père, disait-on, était pour quelque chose

Dans la rapidité de son avancement…

Pour son ami, la vie allait tout autrement.

Sans appui, sans parent pour payer son étude,

Il suivit une voie plus large, mais plus rude.

La route des honneurs ne serait pas son lot,

Et son école fut celle d’un matelot.

Il gardait cependant au fond du cœur le rêve

De ces cinq océans qui l’appelaient sans trêve.

Mais la réalité, las ! eut le dernier mot.

Notre héros monta sur le pont d’un bateau,

Certes. Mais ce ne fut ni cette goélette

Des gravures d’enfant que la rêverie guette,

Ni le puissant navire apportant son trésor

De l’Orient doré jusques aux quais du port.

Chaque matin, qu’il vente, ou qu’il gèle, ou qu’il pleuve,

Ou qu’il fasse soleil, il traverse le fleuve,

À bord de ce bateau que quelque olibrius

Baptisa plaisamment du nom de batobus.

Vous y cherchez en vain les vergues et les voiles…

Nul besoin d’un sextant pour lire les étoiles…

Quotidiennement, un morne aller-retour,

Du village à la ville et de la ville au bourg,

Offre peu d’occasions de voir cette baleine

Qui du guetteur perché récompense la peine…

Nul exotisme au bout n’attend le voyageur

Que le bateau conduit du foyer au labeur.

En débarquant le soir venu, pas de chaloupe,

Mais le tramway banal qui le mène à la soupe…

Pourtant, point de tristesse et point de nostalgie

Chez notre matelot, s’il compare sa vie

À ce qu’il inventait quand il était enfant.

Car au-dessus de lui plane le goéland,

Le sombre cormoran plonge dans son sillage,

Sur la coque un clapot lui parle de voyage…

Et tandis que très loin, le fils de l’amiral

Trouve l’azur lassant, le Tropique banal,

Qu’enfermé tout le jour dans sa tour de contrôle

Il joue d’un commandant blasé le digne rôle,

Son ami de jadis aspire à pleins poumons

Les parfums capiteux d’iode, de goémons

Que lui porte le vent quand monte la marée,

– Odeurs dont il se sent la narine grisée,

Et qui sont les cadeaux de ses cinq océans

Aux rêves merveilleux d’un Achab de douze ans.

****

3ème prix de poésie

C’est une tragi-comédie

Jacques Drukker

C’est une tragi-comédie

                  Qui unit vos deux citations

                                    Dans un sonnet sans prétentions

                                             Que, cher Rostand, je vous dédie

   ———- 

« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière ! »…

C’est bien tourné, mais c’est propos de charlatan !

J’en ai fait le constat, un beau soir, en montant,

Dans le noir absolu, mon escalier de pierre.

Je pose un pied prudent sur la marche première…

La deuxième…

                        Parfait !

                                    La troisième…

                                                            Épatant !

Hélas, au pas qui suit, mon gros orteil butant,

Je ne peux éviter la chute meurtrière.

………….

J’ouvre un œil… Un archange est penché sur mon corps :

« En route pour le ciel – Dieu le Père est d’accord !

Je vous aide à marcher : c’est pentu, l’Olympe ! »

Et moi de me débattre, au fond de mon linceul :

« De l’aide ? Non merci ! Je veux, lorsque ça grimpe,

Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! »

Cyrano Berge Claire de Chanterac

****

1er prix de prose

Yana

Éva Timsit

 

Une autre bombe éclata. Yana se couvrit le visage de ses mains et se recroquevilla encore un peu plus. Elle n’en pouvait plus. Cela faisait des mois qu’elle vivait comme ça, la peur au ventre en permanence, priant pour qu’enfin ça s’arrête, tout en sachant que ça ne changerait rien, puisque la folie humaine ne peut être raisonnée. C’est comme ça, la priorité n’est pas la paix, ne l’a jamais été. Ce ne sont pas les êtres humains dont l’œil s’est éteint qui comptent, mais bien qui contrôle le territoire désormais en ruine. Cherchant désespérément un ancrage dans cette réalité tourmentée, son regard survola la pièce. La vieille commode vacilla, puis s’écrasa dans un grand bruit de verre brisé. Des morceaux de plafond tombèrent dans un nuage de poussière. Miraculeusement, les quatre murs étaient toujours debout, de cette couleur bleu ciel qui lui avait inspiré le calme et l’harmonie dès qu’elle l’avait aperçue. Un havre de paix, son havre de paix, qui s’effondrait peu à peu, au rythme des bombardements.

La colère grandissait dans son esprit. Après tout, les habitants de ce pays en perdition n’avaient rien demandé, peu importe qui perd, qui gagne, elle savait que son pays, que son peuple, qu’elle aimait profondément, ne serait plus jamais le même. Elle savait bien qu’il faut toujours se relever après être tombé, que si on tombe sept fois on se relèvera huit fois, etc. Ces dictons, elle se les répétait tous les matins, tous les soirs, chaque fois qu’une bombe explosait… Mais peu importe combien de fois elle se les répétait, Yana n’arrivait tout simplement pas à leur faire prendre une consistance, une réalité, et ils restaient toujours de simples mots, sans connexion, sans lien, juste des lettres, assemblées arbitrairement.

Quand on tombe aussi bas, se relever est insurmontable. C’est comme un match de boxe somme toute, ni plus, ni moins. Il existe une limite pour chaque adversaire, un nombre de coups qu’il peut endurer avant le K.O. Et pour elle, la Syrie avait atteint, pour ne pas dire dépassé, sa limite. À cette pensée qu’un reste d’espoir, de foi en l’humanité contredisait encore, une rage immense l’envahissait et elle ne savait même plus contre qui la diriger, puisqu’elle ne savait même plus la nationalité des bombes qui l’écrasaient. Le soleil se leva à l’horizon. Yana jeta un coup d’œil dans la rue. En quelques mois, la folie meurtrière de l’être humain l’avait radicalement transformée. De l’école qui occupait le bâtiment d’en face, il ne restait que la façade, seule partie épargnée, avec des lambeaux brûlés du drapeau. De l’arbre millénaire qui avait traversé les siècles et les époques, un tronc noirci. Quelques cadavres étaient éparpillés sur le pavé, les yeux ouverts sur le néant.

Soudain, l’estomac de Yana gronda. La jeune femme n’avait pas mangé depuis deux jours, ses réserves étaient épuisées.

Son instinct de survie la poussa à se lever. Si elle voulait s’en sortir, elle devait trouver de quoi manger. Maintenant.

Yana ouvrit la porte. La jeune femme sentit un souffle d’air chaud sur son visage, chargé de poussière. Des odeurs de brûlé et de morts en décomposition flottaient dans l’air. Le nombre de sorties qu’elle avait fait depuis le début du conflit se comptait sur les doigts d’une main. Précautionneusement, elle se faufila, évitant les débris et enjambant les trous. Yana était dehors. Bien loin du sentiment de liberté que cela aurait dû lui apporter, elle était nerveuse. Un silence oppressant régnait. Sans trop savoir où elle devait aller, elle avança rapidement, au hasard. Elle finit par croiser quelqu’un, des boîtes de conserve entre les mains. C’était une vieille femme, qui avançait tête basse, les épaules tombantes. Son regard croisa le sien. Yana y lut toute la détresse et le ressentiment d’une femme meurtrie. La vieille femme redressa la tête et lui sourit. Et son sourire timide, Yana s’en souviendrait toute sa vie. Même au fond du gouffre, certains êtres étaient bons, tout simplement. Aucune d’elles n’osa briser le silence, mais la vieille dame comprit ce qu’elle voulait, lui indiqua une direction et continua sa route. Elle n’eut pas besoin de mot. Cette rencontre silencieuse marqua la jeune femme qui ne put s’empêcher de se demander ce que deviendrait cette grand-mère si frêle, si fragile. Cependant, Yana aussi continua sa route.

Elle finit par trouver un grand entrepôt, un centre d’aide dans lequel elle entra. Ce grand espace était organisé en deux parties, une qui accueillait les blessés et servait d’hôpital de fortune, et l’autre qui servait à distribuer de la nourriture. Yana ne s’attarda pas sur la misère, sur les innombrables mutilés, sur les brûlés et sur tous ces êtres que la guerre venait de détruire. Irrémédiablement.

Comment pourrait-elle ne pas perdre la raison face à un monde qui mutile, qui détruit, pour chercher à s’entendre ? L’être humain a évolué comme un être doué de parole, doté de nombreux moyens de communications. Pourtant le plus écouté est celui de la violence. Il n’y avait pas de logique, pas de raison dans tout ça. Plus nombreuses étaient les vies détruites, plus la réclamation avait de poids. Non, elle ne pouvait pas s’attarder sur tous ces gens ou elle en perdrait la raison.

Elle fit la queue, prit des provisions et s’en alla d’un pas vif.

Plus tard elle repensa à cet épisode. N’aurait-elle pas dû rester et les aider, tous ? Au lieu de ça, elle était rentrée, avait profité de la nourriture distribuée et était partie sans regarder derrière elle.

En vérité, elle était en état de choc. Elle n’aurait pas été capable de regarder en face, yeux dans les yeux tous ces gens qu’elle avait peut-être déjà croisés dans la rue, au marché ou à l’épicerie, et se dire que pour certains la vie était finie, pour d’autres des mutilations les suivraient toute leur vie et qu’elle ne pouvait rien y changer. Se dire qu’elle aurait parfaitement pu être à leur place…

Elle venait de se prendre la réalité de plein fouet et la guerre venait de prendre une dimension bien plus inhumaine.

Une énième détonation provenant de la rue la tira de ses pensées sombres. Un bruit sourd comme celui d’un corps s’affaissant résonna, suivi d’un cri aigu et de sanglots déchirants.

Le plus doucement possible elle se redressa et se dirigea vers le trou qui servait de fenêtre, terrifiée. Mais un reste d’empathie, reste qui n’aurait même pas dû encore exister après tout ce qu’elle avait subi, la fit réagir.

Ce qu’elle vit la marqua au plus profond d’elle-même et toute sa vie elle se rappellerait dans les moindres détails cette scène si tragique, mais après tout si symbolique de la cruauté humaine.

Un petit garçon était là, tenant dans ses bras menus ce qui semblait être sa mère, vêtue d’une longue robe blanche. Allongée, inerte, elle avait sur sa poitrine une tache rouge, qui ne cessait de s’élargir. Yana, pétrifiée, ne pouvait pas détacher son regard de la tragédie se jouant sous ses yeux. Elle s’attendait à voir quelqu’un qui viendrait récupérer l’enfant mais personne ne vint.

Elle finit par comprendre que ce petit être était seul désormais, seul face à ce monde à feu et à sang. Yana se laissa tomber sur le sol, marionnette dont les fils venaient d’être coupés par une incompréhension dépassant l’entendement. Elle resta un moment comme ça, trop anéantie pour bouger.

Puis elle se ressaisit, essayant, en vain, d’échapper à tous les sentiments contradictoires qui l’envahissaient et fit la seule chose qu’elle pouvait faire à cet instant. Au mépris de sa propre vie, elle se précipita dehors et attrapa l’enfant, qui se débattit avec l’énergie du désespoir. Il réussit à échapper à sa poigne ferme et courut pour reprendre sa place, auprès de sa mère, caressant ses cheveux.

À cet instant, elle admira cet enfant si combatif, et sut qu’elle ne pouvait tout simplement pas le laisser ajouter sa vie au lourd tribut déjà payé par son peuple. Elle le rejoignit doucement, lui posa une main sur l’épaule, signe de soutien et lui dit : « Tu ne peux pas rester là, petit, je ne peux pas te laisser là, ils vont revenir… Pour elle, pour toi, tu ne peux pas les laisser prendre ta vie aussi ».

L’enfant resta inerte, fixant désespérément le cadavre à ses pieds comme si le simple fait de le fixer pouvait le ramener à la vie.

Inquiète, Yana regardait nerveusement autour d’elle. « On ne peut pas rester là, viens avec moi ».

Accompagnant ses paroles, elle tendit à nouveau la main vers lui et l’entraîna avec elle. Il se laissa faire et resta sans réaction, le visage tourné vers sa mère, vêtue de sa longue robe, maintenant écarlate.

Pendant les jours qui suivirent, Yana s’occupa de cet orphelin, le nourrit, essaya de son mieux de le faire sortir de son mutisme et échoua. Il restait muet, elle réussit juste à lui faire dire son nom : Silwan.

La nuit, il criait souvent dans son sommeil et elle le serrait un peu plus fort dans ses bras, pour le rassurer. Cela la surprenait elle-même de voir à quel point ce bambin la touchait. Quelque part, la responsabilité qu’elle ressentait envers lui, lui faisait oublier sa propre détresse. Pour la première fois depuis le début de cette guerre, elle avait un but, elle se sentait utile. Et cela lui redonnait de l’espoir, de la foi en l’avenir.

Était-ce à ce moment qu’elle commença à envisager de fuir son pays ? Elle ne connaîtra jamais l’instant précis où la possibilité s’imposa dans son esprit, elle savait seulement que Silwan en fut le principal déclencheur. Mais avant lui, ses décisions n’affectaient qu’elle, donc elle pouvait choisir de ne pas abandonner son pays, sa ville, sa vie mais maintenant, n’avait-elle pas le devoir d’assurer la sécurité de cet enfant ? Elle avait évidemment entendu parler des dures conditions d’accueil de la plupart des réfugiés en Europe mais elle connaissait aussi quelques histoires tenant du miracle. Évidemment, ce sont les plus populaires, car tout le monde rêve d’une vie meilleure. Ces histoires sont le bois qui alimente la flamme de l’espoir qui vit en chacun de nous. En tout cas, au fil des jours, Yana y pensait de plus en plus et finalement cette chance d’un renouveau devint la seule possibilité envisageable. De plus elle voyait que Silwan n’allait pas mieux, au contraire, ses nuits étaient de plus en plus agitées, et il se refermait de plus en plus, refusant de la laisser entrer dans son cocon… Pour lui, autant que pour elle, pour leur avenir, ils devaient effectuer ce voyage, cette traversée.

En outre, Silwan avait besoin de s’éloigner des bombes, de cette destruction et surtout du lieu de la perte de la personne qui, peu de temps auparavant, constituait le centre de son univers, pour pouvoir peut-être commencer à se reconstruire, du mieux qu’il pourrait.

Yana voulait, avait besoin de s’accrocher à la lueur d’espoir que l’éventualité d’un nouveau départ de l’autre côté de la mer lui offrait. Après tout, plus l’être humain est tourmenté, plus l’espoir lui semble resplendissant.

« C’est la nuit qu’il est beau de croire en la lumière ».

****

2ème prix de prose

Une lueur dans la nuit

Paul-Marie Alessandra

 

La lumière s’éteignit.

Au grisonnement de ses tempes aux cheveux courts qui, lorsque la lumière, taquine, dardait un rayon indiscret sur eux miroitaient d’un scintillement argent, aux quelques rides se dessinant, malicieuses, sur son front particulièrement dégarni, au léger embonpoint laissant deviner un ventre s’arrondissant non tant par le manque d’exercice physique que par l’effet de l’âge, l’homme qui venait de se celer dans l’obscurité en actionnant l’interrupteur devait friser la cinquantaine.

Auparavant, il avait retiré sa blouse de travail et récupéré sa veste. La blancheur de son col, la coupe impeccable de son complet de flanelle gris anthracite, provenant certainement de chez Marks & Spencer, la montre gousset estampillée Tiffany & Co, tout en lui fleurait le notable établi, le gentleman, le membre assidu d’un de ces clubs que la City s’ingénue à essaimer aux quatre coins de Mayfair.

Il passa, en un geste familier, la main ouverte sur son front, comme si sa dextre, peigne d’un genre nouveau, pouvait recoiffer ses cheveux ras. Dix minutes s’étaient écoulées depuis que Big Ben avait égrené dans le silence ouaté du fog londonien les vingt coups de l’heure à laquelle tout un chacun, lorsque raison prime, a depuis longtemps regagné ses pénates. Pourtant, il était encore au bureau… si tant est qu’on puisse affubler de ce terme l’honorable capharnaüm dans lequel il passait ses journées, dans l’enceinte du Saint-Mary Hospital, vaquant de ses tubes à essai à ses lamelles de préparation, passant de ses loupes binoculaires à son microscope, slalomant entre centrifugeuse, incubateur et autoclave… Par le bric-à-brac indescriptible dans lequel une laie n’aurait pas retrouvé ses marcassins, son laboratoire tenait davantage de l’officine d’un apothicaire médiéval que du poste de travail d’un chercheur renommé.

Sarah l’avait rappelé à l’ordre…

Sarah…

N’était-ce pas à cause d’elle, et non, comme il s’ingéniait à lui répéter tous les soirs, à cause de ses recherches passionnantes, certes, mais dans lesquelles il n’avançait qu’à pas de fourmi, qu’il s’attardait ainsi au « bureau » ? les relations au sein de leur couple battaient de l’aile depuis bon nombre de semaines, voire de mois… Problème relationnel irrémédiable ? Il commençait à se poser sérieusement la question, souhaitant en son for intérieur obtenir une réponse négative à son obsédante interrogation, ne serait-ce que pour le bien-être émotionnelle de leur petit Robert, né quatre ans auparavant, à une époque où leur horizon, illuminé par cette arrivée qu’ils n’attendaient plus, ne s’était pas encore assombri sous les lourds nuages de la discorde, de la zizanie… Et puis, même si l’entente cordiale était passée depuis nombre de saisons, il l’aimait encore et n’arrivait pas à concevoir sa vie loin d’elle. C’est pourquoi, afin d’éviter toute situation conflictuelle risquant de compromettre irrémédiablement leur vie commune, fuyait-il aussi discrètement que faire se peut le domicile conjugal, espérant qu’ainsi, en prenant un peu de distance, les orages s’éloigneraient et leur horizon s’éclaircirait… Pour ce faire sans pour autant rompre le fragile équilibre qui faisait leur quotidien, il prenait pour prétexte une prétendue pression que lui mettait sur les épaules Sir Almroth Wright, son supérieur au sein de l’unité de recherche du Saint-Mary Hospital. « Certes Sir Almroth, auréolé de ses résultats sur les vaccins autogènes, plus spécialement sur celui de la typhoïde, est un exemple à suivre, et son empressement peut sembler justifié, mais toi-même tu n’es tout de même pas un débutant » ne cessait-elle de lui répéter… Elle en voulait pour preuve non seulement le nombre impressionnant d’articles qu’il avait signés tant dans la presse dite « de vulgarisation » que dans les revues scientifiques, mais encore par les nombreuses récompenses que lui avaient décernées confrères et autorités scientifiques. « Même la hiérarchie militaire, ajoutait-elle sempiternellement, a encensé ta valeur en te décernant une citation pour ton action dans les hôpitaux de campagne sur le front en France au cours du conflit mondial… »

Sarah venait de le rappeler à l’ordre

Il entendait encore sa voix, d’ordinaire si douce, si mélodieuse, qui, parfois se transformait en un long cri, une interminable mélopée qu’il avait de plus en plus de mal à supporter. Il avait, ce soir, assisté à cette mutation inattendue, phénomène malheureusement se produisant de plus en plus souvent : « Tu sais que nous sommes attendus pour la semaine chez Peter et Jill, que nous devons prendre le bateau demain à 15 heures à Cardiff, qu’il nous faut prendre le train à Marilebone Station à 7 heures 42, puisque tu as décidé de ne pas y aller en voiture… Et tu traînes ce soir au bureau…

Elle avait raccroché sans même lui laisser le temps de s’expliquer

Quel âne ! Captivé par les coupelles qu’il avait concoctées avec le soin méticuleux d’un alchimiste réalisant le Grand Œuvre, il avait complètement occulté l’invitation de Peter et Jill, les cousins de Sarah, qui demeuraient à Killala, au fin fond de la province de Connacht… Quoique cette pause, professionnellement parlant, tombât au plus mal, il l’avait acceptée, supputant que ce serait peut-être l’élément salvateur de leur couple. Un tel séjour en famille dans l’Irlande natale que sa femme adulait tant, loin de la grisaille quotidienne, leur permettrait-il de se ressourcer, de se retrouver ? Il voulait y croire… Et, obnubilé par ses recherches sur les antibactériens, il avait oublié cette planche de salut !..

Il claqua la porte du laboratoire qu’il prit à peine le temps de fermer à clef, sprinta le long du couloir, descendit quatre à quatre, au risque de se rompre le cou, l’escalier menant au grand hall, rejoignit le parking où l’attendait sa vieille Eric-Campbell datant de 1919. « Comment peut-elle envisager que l’on prenne la voiture pour ce trajet ? soliloqua-t-il. On y passerait plus de la moitié de la semaine…

La lumière s’éteignit

Comme la semaine précédente, l’homme aux tempes grises venait d’actionner l’interrupteur. Une petite différence, cependant : il était beaucoup plus tôt. Le carillon du vieux clocher surplombant les quais de la Tamise du côté de Westminster Abbey venait d’égrener ses intemporelles quatre notes du quart d’heure. Machinalement, il avait vérifié à sa montre de gousset : il était à peine six heures quinze. À la surprise du planton de garde éberlué de le voir sur le qui-vive si tôt un jour de reprise, il était arrivé à l’hôpital aux aurores, ruminant et pestant contre Sarah avec laquelle il s’était opposé depuis leur retour à Londres, au cours d’une joute verbale d’une rare intensité, pour ne pas dire d’une violence inconsidérée. « Tu conduis comme un demeuré », lui avait-elle lancé, alors qu’il avait fait une embardée impressionnante, certes, mais sans conséquence puisqu’il avait réussi à redresser sans heurt la course de sa voiture, tandis qu’il quittait Kings Road pour s’engager dans Sidney Street. Il avait, d’évidence, amorcé trop rapidement ce virage à angle droit… « Si Robert pouvait cesser de hurler, je pourrais peut-être me concentrer davantage sur ma conduite ! avait-il repris, soulignant les piaillements incessants de son rejeton manifestement fatigué par le voyage et pressé de retrouver son nid et son quotidien londoniens.

̶  C’est ça… hurla-t-elle. Reporte sur le petit les conséquences de ta médiocrité… »

Que l’on touchât, ne serait-ce que verbalement, au fruit de ses entrailles, et elle se transformait incontinent en tigresse

Voilà comment, en quelques secondes, par étourderie  ̶  il songeait à ses boîtes de Pietri soigneusement rangées dans le réfrigérateur du laboratoire, dans lesquelles il avait amoureusement concocté ses bouillons de culture de staphylocoques : lui apporteraient-elles enfin des résultats conséquents et correspondant à ses attentes les plus secrètes… ̶  voilà comment, par inadvertance, il avait brisé le fragile édifice qu’ils avaient difficilement réussi à reconstruire au cours de leurs vacances

N’ayant réussi à la calmer, après une nuit plus qu’orageuse, il s’était levé à l’aube et, appliquant la tactique mise au point et consciencieusement appliquée avant leur séjour irlandais, il avait fui

Arrivé au « bureau », il s’était précipité vers l’armoire réfrigérante pour y recueillir ses précieuses boîtes… mais, à son plus grand étonnement, le réfrigérateur se présenta désespérément vide. Par il ne savait quel mystère, le fruit de ses recherches avait disparu… Qu’était-il devenu ? Qui avait pu y toucher ? Incompréhensible. Personne, dans le service, ne se serait permis un tel acte… Il ne pouvait, cependant, nier cette évidence : les coupelles sur lesquelles il avait, une semaine durant, fondé tant d’espoir, avaient disparu… Il s’était immédiatement dirigé vers le casier dans lequel il rangeait sa blouse blanche : rien. Rapidement, il avait gagné le pupitre lui servant de bureau et sur lequel il rédigeait ses notes. Aucune trace de ses préparations… Machinalement, il avait rejoint sa table d’expérimentation. Là, trônant fièrement entre loupe binoculaire et microscope reposait l’objet de ses recherches, oublié lors de son départ précipité la semaine précédente… L’état dans lequel il se trouvait faisait peine à voir : une merveilleuse moisissure blanc-verdâtre avait insidieusement contaminé toutes les coupelles… Harassé par ce coup du sort, incapable d’accomplir le moindre geste cohérent, il avait, par un réflexe inconsidéré, éteint la lumière, comme si se réfugier dans l’ombre opaque du laboratoire pouvait effacer cette cruelle réalité

Il resta ainsi prostré dans l’obscurité un long moment, avant de reprendre un comportement plus rationnel, plus adéquat à celui d’un scientifique de renommée internationale. « Quelle poisse ! Échec dans ma vie de famille, échec professionnel… Plus aucun espoir ? Qu’importe ! Au point où j’en suis, mon horizon ne peut que s’éclaircir… »

Se levant, il était prêt, dans un geste de désespoir, à tout jeter, quand une coupelle posée sur le bord de son plan de travail attira son attention : alors que l’intégralité des autres était infectée, celle-ci, étrangement, présentait, entre le centre envahi de pourritures et les bords contenant la préparation originelle, une zone exempte de miasmes… Par réflexe, retrouvant ainsi cette démarche analytique qui avait fait de lui le scientifique mondialement connu qu’il était, il plaça ladite coupelle sous l’objectif de la loupe binoculaire… Effectivement, au centre de sa préparation s’était développé un champignon microscopique empêchant la propagation des staphylocoques : il venait, accidentellement de découvrir ce qu’il devait nommer, plus tard, « pénicilline ». Quoique pressentant l’intérêt médical que l’on pouvait porter au fruit inattendu de ses recherches, il était loin de se douter que sa découverte allait permettre le sauvetage de centaines de millions de vies…

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3ème prix de prose

Jumeau

Hélène Khem

 

« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière »

 

Chapitre I : Sam

Je suis la sœur de Sam, ni la plus grande, ni la plus petite puisque nous sommes jumeaux. Il est malade depuis longtemps. Je ne sais pas s’il l’a toujours été. Mon père le rejette car il en a honte. Et ma belle-mère ignore autant que possible l’existence de ce beau-fils. Elle le considère comme une tare familiale… Elle le surnomme le « taré ».

Il est plus que mon jumeau. Il fait partie de moi. Je l’aime très fort mais en secret comme s’il avait commis un crime.

Il ne vit pas avec nous. Il vit chez les fous, comme on dit. Il n’est pas comme les autres avec lesquels il mange et qui bavent. Mon frère jumeau ne bave pas, lui. Il mange sans couteau car à l’hôpital psychiatrique on évite de lui en donner. C’est tout.

Je vais le voir, seule. Mon frère me demande des nouvelles de notre père alors j’invente qu’il est parti en voilier naviguer. Sam a un drôle de petit sourire. Je ne pense pas qu’il croie à mon histoire, mais il fait semblant pour ne pas me gêner.

Parfois il est obligé de rentrer à la maison. Ces visites sont obligatoires, mon père et ma belle-mère ne peuvent s’y soustraire. Ils deviennent nerveux, ils ont une sale peur de lui. Ils détestent subir l’opprobre de la présence d’un malade mental chez eux.

J’adore ces courtes vacances avec Sam. Je prépare sa venue comme une voleuse et sors ses trésors préférés : un vieil ours surnommé Michka et une bande dessinée de science-fiction abîmée aux pages manquantes. Sam a dix-sept ans, on ne s’attend pas au besoin de ce genre de rituel à cet âge. La différence est une notion incompréhensible pour ma famille.

Je me demande parfois si notre existence à Sam et moi aurait été plus facile si notre mère n’était pas décédée d’une embolie pulmonaire à notre naissance et si elle aurait su comprendre ses crises de violence imprévisibles….

 

Chapitre II : Nuit vide

Elles se déclenchent de façon aléatoire. Sam peut devenir méconnaissable et effrayant, je le sais, même si je me tais. Ainsi un jour il m’a menacée de me briser et de me brûler les jambes. Sa voix était très douce, j’étais à côté de lui, je n’ai pas eu peur, je n’ai pas bougé et je ne lui ai rien répondu. Je ne me suis plainte à personne, surtout pas à son médecin du service.

Je n’ai pas espacé mes visites. J’accuse les nombreux comprimés de toutes les couleurs qu’on lui donne à ingurgiter. Et son psychiatre me fait froid dans le dos. Je n’aime pas sa manière de m’observer. Je devine qu’il recherche en moi certains signes latents de la maladie de Sam. Je ressens qu’il ne considère plus Sam comme un être humain. Ce dernier ne représente pour lui qu’une insidieuse maladie incurable à soigner.

Lors d’une crise nocturne mon jumeau s’en est pris à un chariot. Ensuite on l’a vite emmené au pavillon des fous dangereux. On l’a attaché à un lit et abruti de médicaments, pour ne pas qu’il hurle la nuit. Moi, qui suis libre de mes mouvements, je peux hurler aussi à ma manière, sans émettre le moindre bruit. Silencieusement. Mon jumeau ne sait pas que l’hypocrisie la plus accomplie est la clé de tout.

Cette histoire de chariot abîmé car Sam n’y est pas allé de main morte inquiète mon père et ma belle-mère. Comment un tel événement a-t-il pu se produire ? Ne pourrait-on pas lui administrer des médicaments plus efficaces ?

Pendant la conversation avec le médecin je remarque ma belle-mère qui en hochant la tête, approuve chaque mot de mon père. De temps en temps elle interpelle leur conversation de sa voix aiguë de vieille petite fille :

̶  Et l’assurance ? Quelle assurance paiera pour les dommages ?

Personne ne se soucie des dommages dans la tête de Sam, s’ils sont irréversibles, s’il est réellement devenu un « fou dangereux ». Est-ce que mon frère jumeau est ce « taré » dont on parle à la troisième personne ? Et dans ce cas, qui suis-je par comparaison : sa jumelle qui a le bon ton d’être en bonne santé ? Une jeune fille équilibrée inoffensive ? Parce que j’ai un an d’avance et excelle en classe ? N’est-ce pas uniquement pour dédouaner mon frère et satisfaire l’orgueil frustré de mon père ? Car mon goût pour les études n’est qu’une simple ruse pour protéger Sam. Je tiens à ce qu’il soit le plus possible hors d’atteinte de la déception paternelle. Mais je reste une fille, une héritière au rabais, j’ai beau cumuler les médailles en tout genre, je n’arrive pas à faire oublier la maladie.

Après cette histoire de chariot démoli, mon frère est resté plusieurs semaines isolé, sans droit de visite dans le pavillon des malades sous haute surveillance thérapeutique. À la grande honte de mon père car un bruit se répand dans notre petite ville que le fils de l’imprimeur est vraiment fou à lier…

Puis Sam est revenu dans son unité de soins habituels. Mais rien n’est oublié si bien que tout le monde s’attend à une prochaine crise de violence. Mon père et ma belle-mère avec un sentiment d’exaspération et de terreur, d’autres comme les voisins avec une vraie impatience et joie malsaine. Car d’aucuns espèrent une nouvelle crise de Sam, de la même façon qu’on convoite la suite de son feuilleton de téléréalité préféré…

 

Chapitre III : Diversion

Sa ration de médicaments triple ce qui le fait grossir, lui rend le regard fixe, les mains tremblantes. Lors de mes visites il semble ne s’intéresser qu’à mes chaussures. Il me demande de porter toujours les mêmes, celles dont la semelle en caoutchouc amortit le bruit de mes pas. Il me répète :

̶  Fais bien attention à ce qu’on ne te suive pas !

Je lui démontre qu’avec mes mocassins je marche aussi silencieusement qu’une apache. Une nuit, il surprend malencontreusement la conversation d’un infirmier en train de discuter de sa maladie. Il en retient scrupuleusement chaque mot. En tout cas Sam retient les trois syllabes de : Schizophrène. Il m’en fait aussitôt part d’un ton surexcité.

̶  Tu as entendu ? Je suis schizophrène, moi qui pensait être bipolaire, c’est mieux, ça me plaît, ça fait exotique, ça fait nom de scorpion équatorial. N’est-ce pas ?

Je me sens coupable de vouloir comprendre. J’interroge le médecin, qui ne me répond pas prétextant le secret médical. Je pose la même question alors à mon père car j’ai besoin d’un réel dialogue avec lui ! Je me demande parfois s’il n’est pas plus malade que Sam pour être aussi indifférent au mal de son fils.

̶  Est-ce que Sam souffre de schizophrénie ?

̶  Non ! Sam est dépressif d’où sors-tu ces grandes pathologies ? Nous ne sommes pas atteints de ce genre de maladie dans la famille !

Mon père nie en bloc comme d’habitude l’évidence.

Pourtant le médecin a bien dû employer ce terme exact pour expliquer la maladie grave de mon jumeau.

Puis décembre nous surprend de plein fouet. Notre ville de province s’apprête comme une vieille coquette à se parer de ses plus belles décorations, à enjoliver par des guirlandes et diverses enluminures la platitude de ses habituels atouts. Les maisons s’y mettent aussi, et des pères Noël souvent hideux de grossièreté sont néanmoins solidement suspendus à de nombreuses fenêtres. Mon père a réellement tout essayé pour refuser la sortie de son fils. L’établissement reste inflexible, figé dans ses retranchements implacables administratifs. On force donc contre son gré mon père à s’occuper de Sam pour cause de manque d’effectifs. Peu importe si l’accueil contraint n’est qu’une aliénation de plus pour mon frère.

Car dans la demeure cossue, à deux étages, aux larges pièces aux hauts plafonds ornés de rosaces, aux six chambres, au petit et au grand salon, à l’immense terrasse, il n’y a vraiment pas de place pour Sam. Surtout en période de fêtes.

Évidemment, un fils schizophrène au bout de la table, « ça fait quand même désordre » « ça vous casse une ambiance ».

Moi, je n’ai plus d’identité propre pour mon père, je n’ai d’existence qu’en tant que sœur jumelle de Sam, la double facette absurde d’un sort injuste.

 

Chapitre IV : La fête bat son plein

Alors ma belle-mère a cette idée géniale de nous cacher. Elle me prend à l’écart pour m’expliquer :

̶  Vous êtes presque adultes les jumeaux, vous n’avez pas à nous coller comme des gamins, toi, tu sais t’occuper de Sam, vous mangerez donc seuls jusqu’au départ de nos hôtes !

Néanmoins les amis de ma belle-mère décommandent au dernier moment, sans raison apparente. Alors la mine déconfite, elle décide de préparer le réveillon en famille mais en stricte intimité.

Elle organise la veillée au petit salon à l’étage et emploie à bon escient la haute stature de mon frère afin d’installer le sapin bien au milieu de la pièce. Puis elle s’amuse à accrocher à ses branches des petites bougies avec des lampions en papier qu’elle a confectionnés elle-même, ce genre d’activité l’absorbe toute entière. Mon père a commencé à boire en même temps qu’il confectionne des petits toasts coupés en quatre.

Mais un geste maladroit de ma belle-mère ou de pure malchance provoque l’accident. En effet réajustant une bougie elle déséquilibre le sapin qui s’abat, s’enflamme, en un mur de flammes qui nous sépare de Sam. Mon frère peut s’échapper par contre nous autres sommes acculés par le feu contre la fenêtre, au premier étage. Ma belle-mère se met aussitôt à hurler de panique, mon père devient livide, moi je regarde Sam nous observer gravement. Je lui crie :

̶  Sam enfuis-toi et cherche des secours !

̶  C’est trop tard, c’est trop tard !

Ne cesse-t-il de répéter sans émotion apparente. Les flammes sont à présent infranchissables, elles grignotent vite le tapis en fourrure synthétique dégageant une épaisse fumée nauséabonde.

Soudain mon jumeau saute dans cette muraille de feu la franchit comme s’il était invincible nous tirant un à un hors de la pièce, s’y prenant à deux fois avec ma belle-mère car figée par la terreur elle refuse de bouger avant enfin de s’échapper.

Moi je ne veux pas m’éloigner de mon frère, pourtant je commence à suffoquer. Sam m’invective :

̶  Abandonne-moi, dépêche-toi !

Je refuse. Or je ne le vois plus. Le petit salon est devenu noir comme la nuit la plus courte.

Je le supplie : « Sam, c’est bon, viens maintenant ! »

Je ne comprends pas pourquoi il s’attarde, essaie-t-il d’éteindre les flammes lui-même ? Je le vois s’écrouler avant de m’évanouir à mon tour…

 

Épilogue :

Sam s’en est sorti malgré de graves brûlures. Moi je n’ai presque pas été touchée, puisque j’étais bien plus éloignée du feu… Dire qu’ensuite les choses ont vraiment changé serait mentir ! Cependant mon père lui rend visite à présent une fois par semaine, surtout par gratitude mais ce n’est pas grave car Sam attend ses visites avec plaisir. En ce qui me concerne, je continue à aller le voir exactement comme avant. Et puis je n’ai pas été surprise : j’ai toujours cru en lui, surtout dans les moments les plus noirs, et en sa propre lucidité puisqu’il avait certainement choisi d’être malade à ma place…